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La Voleuse de Visages


Aronaar

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1.    Le Moine Brisé

 

De loin, les vêtements de la silhouette suggéraient qu’il s’agissait d’un pèlerin.

De près, le coup de pied peu amène qu’elle assena à la personne prostrée laissait entendre que si c’était bien le cas, la compassion n’était pas la plus apparente de ses vertus.

Eussiez-vous, ami Lecteur, formulé ce jugement à portée d’oreille de la silhouette encapuchonnée, vous n’auriez reçu qu’un rire indulgent en retour…

Katrya n’était pas née du dernier changement de gouverneur de l’Aventurie : feindre la faiblesse sur la route était une tactique banale, mais suffisamment efficace pour profiter de la bienveillance naturelle (quelle idée !) de certains voyageurs.

Il fallait pourtant dire que le site ne s’y prêtait guère : la victime supposée avait décidé d’échouer sa masse inerte au pied d’un arbre solitaire, lui-même perché au sommet d’une petite colline dominant une étendue de plaines verdoyantes.

A moins d’utiliser des moyens d’une ampleur qui serait surprenante pour les bandits du coin, il n’y avait aucun moyen de se cacher, et les feuillages de l’arbre n’étaient guère assez épais pour cacher plus d’une personne- à condition que la personne en question soit amatrice de cures d’amincissements extrêmes.

Mais Katrya n’avait pas survécu jusqu’ici, et dans un état plutôt satisfaisant, sans prendre des précautions nécessaires.

Bien entendu, il aurait pu être tout aussi simple d’ignorer purement et simplement l’homme – pour autant qu’elle pouvait en juger – et poursuivre sa route.

Toutefois, son voyage avait été exceptionnellement dépourvu d’évènements intéressants jusque-là, et un brin de curiosité contrôlée ne pouvait lui nuire. Et puis, autre chose avait attiré son attention : un couteau fiché en plein milieu du tronc, le bras de l’humanoïde donnait l’impression d’être tendu vers lui.

Même pas un beau couteau, notez bien. Le manche était en os jauni par le temps (et peut-être bien certains liquides), gravés avec ce qui semblait être des runes à moitié effacées.

Qu’importe, cela pouvait posséder quelque valeur.

« Kunasaï, si vous êtes conscient et avec de mauvaises intentions, et si vous ne vous relevez pas maintenant, je vais devoir utiliser une méthode encore plus douloureuse pour vérifier votre état. »

Aucune réaction.

Evidemment, Katrya n’avait formulé l’avertissement que par pure courtoisie, et sortit un couteau de lancer d’une de ses bottes, qu’elle utilisa pour piquer franchement la peau du cou, jusqu’à ce qu’une minuscule perle de sang s’échappe de la peau.

Pas le moindre frémissement.

Le pèlerin se détendit légèrement, puis prit l’autre par l’épaule pour le mettre sur le dos, révélant les traits d’un Aëlf encore jeune. Ses vêtements, s’ils étaient salis par le voyage, ne laissaient apparaître aucune trace de combat ; le poing fermé entouré de la Soleil – le symbole des moine-guerriers Stelkh – brodé au milieu, absolument intact.

Voilà qui est bien étonnant ! songea-t-elle avec une pincée de dérision mentale.

Katrya avait raison, possédant un jugement plutôt sûr.

L’ordre militant des Stelkh croyait fermement que la vertu s’enseignait d’autant mieux que l’on avait la possibilité de contraindre physiquement ceux qui n’en faisaient pas preuve, et les moines étaient fort doués pour ce genre de leçons pratiques.

Avec ou sans armes, leur maîtrise martiale était réputée sur tout le Monde Scindé, s’adjoignait à cela une magie protectrice accordée par leur divinité tutélaire. Voir un de leur représentant affalé et mort comme s’il avait subi une bête crise cardiaque était donc tout à fait surprenant.

La région était un patchwork autant au niveau de sa géographie que de ses habitants et de ses pratiques, aussi elle pouvait imaginer un de ces moines se retrouver ici, encore qu’avec peu de chances d’y trouver beaucoup de sympathie.

Les Aventuriens s’accordaient généralement à ne pas apprécier une organisation si pieusement dévouée à éradiquer le « Mal »- un concept étriqué que les moines Stelkh appliquaient de manière large.

Peut-être devenaient-ils arrogants ? Avec le grand rôle qu’ils avaient joué en tant qu’un des bras armés de l’Inquisition Œcuménique, pendant les guerres de la Résurgence, leur ordre avait pris plus d’importance, après tout.

Katrya haussa les épaules. Peu importe le motif de la présence de ce moine-ci : le teint cireux indiquait clairement qu’il avait composté son billet pour rejoindre les Limbes. Elle pensa un moment à le dépouiller de ses effets, puis se ravisa.

Depuis la Résurgence, l’emprise des Dieux sur Aznhurolys s’était allégée, provoquant bonheur et malheur parmi les habitants de la planète. Autant ne pas risquer un quelconque courroux cosmique !

Du moins, pas avec autant d’incertitude…

Le havresac du moine paraissait aussi plat que les plaines alentour. Le couteau, par contre, serait tôt ou tard fauché par quelqu’un, ou finirait oublié dans l’herbe sous  l’arbre.

Autant que cela soit elle qui en profite ! Sans oublier une dernière précaution. Elle rangea son arme de lancer et sortit une paire de lunettes d’une des poches de sa ceinture, puis les chaussa afin d’examiner l’objet fiché dans l’écorce. Elles permettaient simplement de détecter des traces d’Energie, mais c’était bien suffisant pour savoir si l’ustensile était ensorcelé, par exemple. On voyait des choses bien plus bizarres en Aventurie- et sur le reste de l’Hémipangée.

Néanmoins, le couteau ne dégageait pas de couleur différente à travers les verres, il semblait même plus… Terne ? Oui, c’était bien cela. Affadi.

Satisfaite, Katrya mima le symbole de la Sphère en passant à côté de la dépouille abandonnée, et tira sur le manche en os d’un coup sec. Le couteau vint sans résistance dans sa main, et elle l’examina plus avant : la lame s’élargissait rapidement après le manche, se terminant par un bout beaucoup, beaucoup plus pointu que ne le voudrait la raison, puisqu’elle était quasiment certaine de tenir là un couteau à beurre.

Etait-ce une fantaisie d’une région où l’on consommait le beurre sous forme de bloc gelé ?

Elle s’apprêtait à le jeter de dépit, lorsqu’elle remarqua une pierre incrustée sur le côté du manche qu’elle n’avait pas vu.

Bizarre, on dirait qu’elle a été rajoutée ensuite. Enfin, cela pourrait valoir quelques triangles d’argent en ville…

Elle en était là de ses réflexions lorsqu’elle sentit une poigne fébrile se refermer autour de sa cheville droite. Instinctivement, elle fit volte-face, une dague apparaissant dans sa main gauche aussi soudainement qu’un éclair.

« Il faut leur dire… éructa l’Aëlf d’une voix sourde où ne perçait que la plus infime étincelle vitale.

- Leur dire quoi, cadavre qui ne l’est pas assez ? » demanda poliment Katrya en retirant son pied.

Le regard du moine partit dans deux directions différentes, ce qui était plutôt dérangeant.

« Le commandant… Une braise au milieu d’une mer d’herbe sèche… La sphère d’entre les étoiles…

- Génial. Non seulement tu ne dois plus avoir beaucoup de temps, mais en plus tu le gâches en métaphores brumeuses. Ecoute, je veux bien prévenir quelqu’un que tu as mordu la poussière, mais il me faut un nom ! »

Une cascade d’émotions parvint à animer le visage du moribond- frustration, inquiétude, colère et une sorte de désespoir las.

« Les mots d’ombre… Stelkhânos… Protège. »

Son menton s’affaissa aussi rapidement que si on avait coupé une ficelle invisible le retenant, et les yeux prirent aussitôt un aspect laiteux.

Avec d’infinies précautions, Katrya prit son pouls- aussi inexistant que lorsqu’elle l’avait examiné il y a quelques minutes. L’Aêlf ne présentait pas de coloration différente à travers le verre des lunettes- du moins, pas de coloration différente pour quelqu’un dont les cellules ne pouvaient plus abriter d’Energie, si ce n’est la noire, et elle n’en décelait aucune trace.

Elle examina machinalement les environs, puis, n’ayant repéré personne, rangea dague et lunettes dans les endroits appropriés.

« Ce n’est pas pour être irrespectueuse, sauf qu’on dirait que ton Dieu ne t’a pas assez protégé, bel inconnu, déclara-t-elle rêveusement. Je ne sais pas où peut se trouver ton commandant, et très franchement, je n’ai pas envie de me retrouver embarquée dans une quelconque histoire mystérieuse.

Les baldgruns se feront les dents sur toi, à moins que quelqu’un d’autre avec plus de temps que moi ne te fasse un petit enterrement privé. Salut ! »

Elle allait partir aussi sec, avant de se rendre compte qu’elle serrait toujours le couteau à beurre dans sa main.

L’intermède aurait pu être plus distrayant, mais peut-être l’objet s’était-il déchargé de sa magie et avait causé, elle ne savait comment, le trépas du moine-guerrier. Avec un accès de prévenance, elle creusa rapidement un trou et y inhuma l’ustensile, puis reprit sa route en chantonnant un cantique (très personnalisé) de l’Eglise Universelle.

 

La Soleil commençait sa descente dans le ciel, irisant ce dernier d’une teinte orangée que la marcheuse aurait certainement trouvé sublime si elle avait eu l’âme à s’attarder sur ce genre de choses (ce qui n’est pas le cas, comme vous l’aurez déjà deviné).

Katrya sortit sa montre à gousset et constata avec satisfaction que son pas était toujours aussi vigoureux : elle était arrivée en avance sur ses prévisions à la cabane-sanctuaire. On trouvait celles-ci un peu partout sur les routes de l’Hémipangée, tradition pluriséculaire supposée rapprocher les croyants de différentes obédiences.

Quel que soit votre Dieu, aux alentours de la majorité, vous deviez en effet accomplir votre pèlerinage civique : sous la direction de votre diocèse de rattachement, partir avec d’autres jeunes pour un voyage d’intérêt général.

Entretenir les routes… Construire et réparer les cabanes, vérifier leur approvisionnement en matériel de première nécessité… Escorter d’autres voyageurs, répandre la bonne parole itinérante… Déboiser, planter et soigner les arbres à pèlerins… Accomplir des missions de charité diverses lorsqu’on s’arrêtait dans les hameaux, villes et villages…

Les taches étaient variées, avec l’intention de développer un esprit de solidarité, tolérance et de vie en groupe chez les jeunes pèlerins. En plus de découvrir d’autres coins du monde.

C’était également un moyen pour les autorités locales de pratiquer un recensement, aussi bien que de détecter des vocations ou de possibles éléments à problèmes dans les nouvelles générations.

Ça, bien sûr, c’était la théorie toute pétrie de bonne volonté. Dans les faits, il était impossible de s’assurer que tout le monde effectuait le périple, que ce soit par manque de moyen ou absence de volonté ; quant aux familles aisées, il arrivait régulièrement qu’une faveur opportune ou une généreuse donation les dispense du pèlerinage, ou le rende bien moins astreignant !

Quant aux cabanes et aux routes, leur état différait grandement d’une région à une autre.

Katrya, pour sa part, n’avait pas participé à ces tribulations (ce qu’elle ne regrettait pas) mais ne pouvait que reconnaître l’utilité du système, et la tradition était tellement bien ancrée que globalement, les logis étaient en bon état- même en Aventurie.

Elle s’approcha du bosquet d’arbres à pèlerins, heureuse de constater qu’il était en pleine forme.

C’était la contribution des Aëlfs : des végétaux robustes capables de fournir des fruits en toute saison, même pendant les froids les plus atroces et les sécheresses les plus arides.

Elle cueillit un des fruits oblongs et le croqua goulûment. La chair n’était pas des plus savoureuses, enfin, son estomac s’en accommoderait fort bien. Elle continua à le dévorer plus lentement en scrutant les environs, la méfiance lui collant comme une seconde peau.

Les cabanes-sanctuaires étaient généralement sûres, mais elle avait appris que les généralités avaient de quoi vous emmener vers des ennuis très spécifiques. Elle repensa au moine décédé, songeant qu’il aurait bien été le genre à admonester les personnes ne respectant pas ces refuges.

C’était tout aussi bien qu’il soit mort, il n’aurait probablement pas apprécié de connaître sa véritable profession, et traîner un blessé aux abords de la ville de Walgormoth était une invitation à traîner à ses côtés d’une manière ou d’une autre.

Katrya finit le fruit et se désaltéra lentement à la fontaine jouxtant la construction de bois, appréciant son eau pure.

Voilà qui est un peu trop propre… estima-t-elle en entrant dans la cabane. Le plan de travail était recouvert en partie d’ustensiles parfaitement en ordre, l’étagère comportait quelques ouvrages génériques alignés au garde-à-vous, le sol était exempt de tout débris ou saleté incommodante.

Même le lit était préparé comme s’il provenait d’une hostellerie. Curieuse, elle regarda en-dessous du meuble à sommeil, et sourit en découvrant tout le fatras qui y avait été accumulé. Il était bien étonnant que ce genre de choses n’arrive pas…

Rassérénée, elle plaça un dispositif basique d’alarme sur la porte et la fenêtre dont les rideaux restèrent tirés pour préserver son intimité. Elle posa ses affaires sans hâte, se déshabilla puis se plaça avec bonheur sous les draps rustres.

Demain, cette vieille branche aura sa commande spéciale. Et après… Après…

Mais « après » était un mot possédant souvent une consistance nuageuse dans l’esprit de la fausse pèlerine, et comme pour conforter cette idée, le sommeil faucha le fil de ses pensées.

Ce sommeil fut remplacé par un autre, ses yeux ne s’ouvrant que pendant quelques battements de cœur après qu’un chiffon ait été plaqué contre sa bouche…

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Superbe mise en bouche ; j'ai hâte de lire la suite! 

Les sectes, la monnaie, la magie... l'univers est bien mis en place!

 

Au cas où tu voudrais copier coller ton histoire sur un autre site, ou sinon juste pour modifier ce post-ci, voici quelques fautes de frappes que j'ai repérées (j'ai repris les phrases quasi entières et dans l'ordre d'apparition pour que tu les retrouves facilement) : 

Révélation

"Avec ou sans armes, leur maîtrise martiale était réputée sur tout le Monde Scindé, s’adjoignait à cela une
magie protectrice accordée par leur divinité tutélaire."

 

Retour à la ligne accidentel après "magie".

 

"- Génial. Non seulement tu ne dois plus avoir beaucoup de temps, mais en plus tu le gâches (en) métaphores brumeuses."

 

"Les baldgruns se feront les dents sur toi, à moins (que) quelqu’un d’autre avec plus de temps que moi ne te fasse un petit enterrement privé. Salut ! »"

 

"Katrya finit le fruit et de se désaltéra lentement à la fontaine jouxtant la construction de bois, appréciant son eau pure."

 

"Voilà qui est un peu trop propre… estima-t-elle en entrant dans la cabane. Le plan de travail était en recouvert en partie d’ustensiles parfaitement en ordre"

 

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Merci pour le commentaire, Sharlugo, et pour les corrections !

 

Voici la suite, qui, je le préviens, contient assurément d'autres coquilles. Il est plus difficile de se relire soi-même que le texte d'autrui.

Voici la suite.

 

*

*    *

 

Imaginez que vous êtes à la croisée de milliers d’entités, toutes reliées à votre être- comme une étoile qui aurait conscience de tous les corps célestes entrant dans son champ gravitationnel.

Imaginez ensuite que vous vous transformez en supernova, et qu’il ne reste de vous qu’un minuscule fragment isolé, une boule incandescente n’en finissant pas de tomber dans un vide infini, s’effilochant un peu plus à chaque seconde.

Je me sentais ainsi comme une bobine de fil se dévidant à une vitesse folle, éjectant morceaux de corps, souvenirs et pouvoirs dans une sarabande chaotique où même la couleur ne semblait plus avoir droit de cité.

Dans un recoin de mon esprit encore stable, une vrille psychique laissa entendre que cette déliquescence était parfaitement choisie- remarque qui était d’un réconfort douteux lorsque la chute cosmique prit fin aussi brusquement qu’elle avait commencé.

Si le processus devait me réduire à néant, il avait quasiment réussi : je ne percevais de moi-même que les contours flous d’une silhouette humanoïde avec à peine plus de substance qu’un mirage dans le désert. Le « lieu » où je me trouvais n’était pas exactement plus réjouissant : une surface transparente laissant deviner une étendue de brumes rougeâtres, peuplées de sphères de différentes couleurs.

La surface était entourée de tous côtés par une muraille de verre fracturé, derrière laquelle dansaient des dizaines de silhouettes comme dans un théâtre d’ombres oppressant, changeant si vite que j’avais à peine le temps de deviner les scènes qui se déroulaient.

Le plafond n’offrait pas plus d’échappatoires, avec son apparence de mer remplie d’étoiles luisant faiblement.

Etait-ce vraiment de là d’où j’étais venu ? Dans quel but, déjà ?

« Après bien des détours d’un chemin sinueux, il te ramène en ces lieux. » déclara une voix ne faisant aucun effort pour dissimuler sa lassitude.

Une pause.

« Encore. »

Je me retournai vivement pour constater la présence d’une sphère plus imposante que les autres,  flottant paresseusement au-dessus du sol (et plutôt agaçante à changer en permanence de couleur).

« Encore ? fis-je en écho sans m’étonner outre-mesure, dans ce décor, de la présence d’une telle apparition.

« Oui, encore, minauda la créature en contrefaisant ma voix avec un certain talent. Pour ne rien te cacher, j’avais franchement espéré que cette petite virée marque le point final de tes simagrées mégalomaniaques.

Mais tu t’accroches à la vie – enfin, à l’existence, puisque dans l’état on ne peut pas dire que tu sois réellement vivant – avec une ténacité aussi répugnante qu’impressionnante. »

Une série d’indices subtils me laissait entendre que je n’étais pas présence de l’un de mes plus grands fans.

« Je me souviens pas de…

- … quoi que ce soit de crucial sur le moment, compléta l’autre, le timbre devenant traînant. Puisque tu es probablement parti pour me poser les mêmes sempiternelles questions, je vais prendre en partie les devants. Tu te trouves dans ton ultime refuge, dont je suis l’infortuné gardien.  

- Dont l’amabilité est clairement en option.

- Tu deviendrais aussi acrimonieux que moi à rester coincé là-dedans, rétorqua mon interlocuteur, sa surface se hérissant fugacement d’appendices pointus. Ma reconnaissance envers toi pour m’avoir conçu est soldée depuis un moment. Je jouerai mon rôle en assurant ta protection, mais ne t’attends à ce que je te fasse de cadeaux.

- Me protéger de quoi, exactement ? » demandai-je, de plus en plus agacé par son attitude.

Si c’était bien moi qui avait créé cette chose, je m’étais montré sacrément négligeant !

Une myriade de sourires édentés s’ouvrit à la surface de la sphère- une vision passablement horrifique.

« De tellement de choses, avec tellement de noms ! La Traque Eternelle. Le Pacte des Déchus. Les Sentinelles du Temps. Des ennemis réels ou imaginaires, paranoïaque que tu peux être. Mais bien entendu, ton plus grand adversaire, c’est toi-même, et tes Reflêtres. Plusieurs fois tu as cherché à te détruire, ou à effacer l’ardoise. »

Le gardien émit un petit rire mélodieux.

« Tu sais, j’ai beaucoup réfléchi à cette rencontre. J’ai caressé l’idée de te laisser autant dans le brouillard qu’il m’était possible : tu ne mérites pas mieux. Mais je crois qu’il serait encore plus amusant que tu agisses en pleine connaissance de cause. Tu vois la joyeuse gigue qui nous entoure ? »

J’hochai silencieusement la tête, pour autant que j’en possède encore une. Il avait clairement scénarisé plusieurs fois le cheminement de cette conversation, et pour le moment au moins, je ne me sentais pas l’énergie de trop juguler le flux qu’il souhaitait m’imposer- sur l’instant.

« Ce sont les affleurement de tes souvenirs, reprit-il lentement, et il y en a un grand paquet, crois-moi. Ils sont scellés, sous mon égide… Et selon ta volonté, je dois le préciser.

- Comment puis-je être certain que c’est la vérité ? me récriai-je en fouettant l’air d’un mouvement de bras vaporeux. Si on suit cette logique, je suis dépossédé de ce qui permettrait de le savoir !

- Tu n’as qu’à t’en prendre à toi-même, se gaussa la sphère avec un frémissement de ce son enveloppe qui pouvait correspondre à un haussement d’épaules. Je ne suis qu’un produit de tes manigances : tu as toujours raffolé des solutions tortueuses.

Or, tes instructions étaient claires : au cas où tu survivrais à ton dernier plan supposé faire table rase, je devrai filtrer ta mémoire pour que tu ne répètes pas les mêmes erreurs, que ton sacrifice soit réel et que des rivaux tenaces ne viennent pas achever le travail.

Pour le moment, je préconise un blocage massif. »

Les implications se bousculaient dans mon esprit. Lui faire confiance revenait-il réellement à me faire confiance ? Qu’avais-je donc accompli pour justifier des mesures aussi extrêmes ?

« Mon nom, exigeais-je. Donne-moi au moins cela.

- Surtout pas ! s’exclama le gardien mémoriel, sa « peau » devenant brusquement d’un noir d’encre. Beaucoup de choses se rattachent à ton nom, terribles ou grandioses, nobles ou infâmes. Avec un nom, on peut t’identifier, te pister, t’anéantir.

Je te redonnerai tes souvenirs selon les besoins, pas plus qu’il n’en faut. Inutile de m’envoyer des ondes mentales aussi déplaisantes, je n’en ai pas terminé avec toi… Ainsi que je vois les choses, quatre grandes options s’offrent à toi. »

La sphère se mit à tourbillonner sans hâte autour de moi, comme pour mieux me capturer dans le raisonnement qu’elle allait tenir.

Je notais en mon for intérieur que, peu importe la suite des évènements, je trouverai un moyen de lui faire ressentir le fond de ma pensée quant à son numéro.

« Première option, reprit l’entité sur un ton docte. Tu restes dans ce sanctuaire où nous pourrons philosopher quelques décennies tout en ressassant tes nombreuses errances, puis, lorsque nous serons lassés, je te placerai dans une stase définitive, ce qui évitera au Multivers de devoir subir tes âneries.

- J’ai quelques réserves à émettre sur ta façon de vouloir me protéger…

- Cette solution ne remporte pas non plus mon approbation, concéda-t-elle. Principalement parce qu’aussi horripilant que tu puisses être, je finirai par être définitivement seul au milieu de tes souvenirs en t’enfermant ainsi.

La seconde option est plus plaisante : te laisser t’incarner pour mener une vie simple, loin de toutes tes frasques du passé. Je te vois bien passer quelques existences en tant que paysan, à cultiver la terre pour les autres. Une vie paisible et productive, pour changer. »

Une onde de sérénité envahit mon être. J’avais la conviction, souvenirs ou pas, que j’avais déjà souhaité une telle chose.

L’autre conviction qui s’ensuivit immédiatement comme un couperet narquois était que, d’une façon ou d’une autre, ça n’avait jamais duré.

« Troisième option, poursuivit mon hôte sans attendre de réaction de ma part, son enveloppe redevenant multicolore.

Tu t’incarnes, et je te laisse reproduire un schéma qui t’amènera probablement à une vie pleine d’éclats- et, en dernier lieu, de regrets.

- Tu te régales, n’est-ce pas ? lançais-je avec une sorte de moue mentale désabusée.

- Moins que je ne l’espérais, mais plus que tu ne le crois ! Cesse donc de m’interrompre si cela t’ennuie tellement. Bref, quatrième option… Je laisse suppurer suffisamment de reviviscences amères pour que tu reprennes le chemin d’une rédemption plus ou moins illusoire, au terme de laquelle tu trouveras peut-être le repos auquel tu as si souvent aspiré. Personnellement, je… Hé ! »

Mes pas fantômes s’éloignèrent de lui avec une cadence résolue. Je ne doutais pas qu’il verrouillait réellement ma vie passée, mais sa digression évoquait définitivement des échos en moi.

Avec ce revirement, je voulais gâcher quelque peu son plaisir et en avoir le cœur net en sondant cette muraille fantasmagorique- qu’il en ait le pouvoir ou non, il ne fit rien pour m’en empêcher, même si je sentais sa présence me suivre.

Un torrent d’émotions se déchaînait en moi, et savoir que les réponses étaient si proches ne m’apaisait en rien. Déterminé, je pressais une main spectrale contre la paroi translucide, ce qui eut pour effet d’attirer les ombres comme un aimant irrésistible ; elles s’accumulèrent jusqu’à former une masse monstrueuse, amorphe, puis, pendant de longues secondes…

Rien.

Tellement rien que j’allais retirer mon appendice, jusqu’à ce que je me retrouve englouti par une cascade de souvenirs irrépressibles.

Flash !

Je me retrouve dans une immense pièce déserte, à part une silhouette encapuchonnée reliée à un trône métallique semblant la garder en vie. Je me moque d’elle, sans savoir qu’un jour, me délecte de sa souffrance, je subirai un sort identique- ou pire encore.

Flash !

Un vent implacable cingle les étendues enneigées, mais je ne ressens ni le froid, ni sa morsure : tout mon esprit est concentré sur le discours que je tiens aux hordes rassemblées devant moi. Le sommeil de leur dieu prendra bientôt fin, et je suis la voix qui le ramènera en ce monde.

Flash !

Je sors d’un immense dôme fracturé sur une île entourée par un maelstrom perpétuel, sans produire pourtant le moindre son. Par lambeaux irréguliers, la terre s’est figée le temps d’une seconde sans fin.

Mes ennemis pensaient me tenir dans la prison idéale.

Ils comprendront leur erreur.

Flash !

Un rire marquant à la fois une joie pure et sauvage- que j’adore et déteste tout à la fois. La silhouette nue d’une femme aux yeux entièrement verts, sans iris ni pupille, s’approche de moi à la manière d’une ancienne amante, ses mains enserrant mon visage.

« C’est vraiment délicieux de voir qu’après tout ce temps, tout ce que tu as fait, tu puisses encore être d’une telle naïveté !  Plus tu tentes de rattraper les choses, plus t’empêtres, tu sais bien que ça ne finira jamais.

Je serai toujours là pour te rappeler tes échecs… Et voir jusqu’où tu pourras aller.»

Je grimace. J’avais déjà causé sa mort, et ça ne l’avait en effet pas empêchée de revenir…

Flash !

Les autres souvenirs tourbillonnent rapidement, un kaléidoscope psychédélique qui s’interrompt brutalement lorsque ma main se désolidarise finalement de la barrière.

« Tu as eu ton content ? interroge la sphère, maintenant nimbée d’un rouge terne.

- Bien sûr que non ! vitupérai-je une fois que j’avais un peu près correctement rassemblé mes esprits. Ecoute,

clairement, tu ne mérites pas ton sort. Redonne-moi ma mémoire, cessons ce jeu idiot et recherchons une solution à cette situation.

- Oh, quelle magnanimité, vraiment ! siffle l’autre, chaque mot enrobé d’assez d’amertume pour empoisonner quelqu’un. J’aurai dû être encore plus clair, je suppose… Dans un rare moment de lucidité, tu as décidé, à la fois pour ta survie et celle de nombreux autres, qu’il faudrait un système pour te restreindre au cas où tu reprendrais des sentiers hélas trop familiers.

Je fais partie de ce système. Inutile donc de chercher à m’impressionner, m’acheter ou me contraindre, je…

- Un instant ! le coupai-je. Toi, es-tu capable de me contraindre ?

- Dans les limites de ma fonction, oui, répondit le gardien en se revêtant d’un bleu neutre. C’est pourquoi tu peux remballer les dizaines de questions qui doivent se bousculer dans ton absence de caboche, seules quelques-unes sont autorisée pour le moment.

- Comme savoir ce qu’est un Reflêtre ? » dis-je, saisissant la balle au bond.

Le protecteur émit un bourdonnement sourd.

« Ce sera peut-être pertinent sur ce monde-ci. »

L’irritation monta d’un cran en moi. Evidemment, malgré ce qu’il avait raconté au début, il resterait aussi vague que possible à chaque fois qu’il en aurait l’occasion. Il avait raison : j’étais dévoré par une curiosité bien naturelle, mais tout ici semblait échapper à mon contrôle, même si apparemment je n’en étais pas à mon coup d’essai.

A moins que ?

 « Gardien, lançais-je solennellement. Je t’ordonne de me fournir toutes les informations utiles à ma sécurité dans la situation présente, sans omissions, altérations par égard hypocrite à ma sensibilité, usage de métaphores, périphrases ou toute figure de style propre à camoufler les faits de façon factice ; sans atermoiements, paroles injurieuses et inutiles à mon égard, dans un idiome qui m’est compréhensible, sans volonté ultérieure de me nuire même sans que cela attente à mon existence ; en un mot comme en beaucoup d’autres, arrête donc tes divagations. »

L’apparition se tint coite un moment, paraissant mûrir mes instructions pour voir s’il y existait une faille qu’il pouvait exploiter.

Enfin, quelques secondes plus tard, des mots se mirent à flotter dans les airs, défilant bien trop vite pour que j’aie le temps de les comprendre, tandis qu’un sourire baigné de milliers de petits crocs s’ouvrait au milieu de la sphère.  

« Ton visage est flou, mais j’aime à y voir une face singulièrement consternée, dit mon hôte avec un plaisir manifeste. Plutôt tu comprendras que je mène la danse, plus tôt nous pourrons… »

Il s’interrompit aussi subitement que si l’on avait appuyé sur un bouton, et j’en compris aussitôt la raison. Au milieu de ce sanctuaire commençait à se constituer une arche intangible, au centre de laquelle un vortex d’énergies inconnues s’agitait de plus en plus.

« Et ça, ça fait partie de la danse ? ironisai-je en pointant la structure du doigt.

- Pas vraiment. Pas du tout, même. C’est le portail par lequel je t’aurai envoyé pour que tu ailles t’incarner, pour le meilleur (et plus probablement) le pire. Personne n’est censé l’utiliser dans l’autre sens ! »

Comme pour infirmer cette assertion, une main était en train d’émerger du vortex bouillonnant, fouaillant l’air comme pour y chercher une prise à laquelle se raccrocher.

Un œil se forma à la surface de la sphère, dont le regard me dévisagea avec un éclat rieur.

« C’est la première fois que les problèmes commencent aussi tôt ! Formidable, non ? »

Je ne prenais même pas la peine de lui répondre, anticipant l’arrivée de l’intrus avec une résignation consommée.

 

*

*     *

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J'ai apprécié cette lecture-ci aussi!
J'ai été confus pendant plus longtemps que je n'oserai l'admettre, car je pensais que c'était Katrya qui parlait à la première personne, et du coup je commençais à te souligner tous les verbes accordés au singulier, haha 
Finalement je me suis fait une raison et j'ai continué ma lecture plus sereinement.

 

Révélation

Citations plutôt longues là aussi pour retrouver l'extrait plus rapidement, et je t'invite à utiliser le raccourci clavier ctrl f pour retrouver encore plus facilement les extraits qui suivent.

 

"Imaginez que vous êtes à la croisée de milliers d’entités, toutes reliées à votre être- comme une étoile qui aurait conscience de tous les corps célestes entrant dans son champ gravitationnel."

 

Si j'ai raison interpréter le trait d'union comme un tiret long/moyen, et non comme un ajout accidentel, alors il faut juste un espace entre ce dernier et "être".

 

"Dans un recoin de mon esprit encore stable, une vrille psychique laissa entendre que cette déliquescence était parfaitement choisie- remarque qui était d’un réconfort douteux lorsque la chute cosmique prit fin aussi brusquement qu’elle avait commencé."

 

Pareil ici aussi du coup.

 

"Etait-ce vraiment de là d’où j’étais venu ? Dans quel but, déjà ?"

 

Cette remarque est purement subjective, donc libre à toi de l'ignorer. Je trouve que la formulation suivante serai plus agréable à lire : Etait-ce vraiment de là que j’étais venu ? Dans quel but, déjà ? 
Sinon je remplacerai le "que" par "où" sans le "d" et son apostrophe, mais je ne suis pas sûr que ça se dise.

 

"Je me retournai vivement pour constater la présence d’une sphère plus imposante que les autres,  flottant paresseusement au-dessus du sol (et plutôt agaçante à changer en permanence de couleur)."

 

Espace en trop entre la virgule et "flottant".

 

"Mais tu t’accroches à la vie  – enfin, à l’existence, puisque dans l’état on ne peut pas dire que tu sois réellement vivant – avec une ténacité aussi répugnante qu’impressionnante. »"

 

Je suis surpris de te voir soudainement utiliser la vraie forme du tiret moyen (c'est à dire que tu as ici utilisé "" au lieu de "-"). Du coup il faudrait remplacer les traits d'union, que j'ai mentionnés plus haut et plus bas, par ce tiret. Idéalement, il faudrait même remplacer tous les traits d'union que tu as utilisés devant chaque dialogue, par ce tiret (mais à titre personnel, ce dernier détail ne me dérange pas vraiment).

 

"Une série d’indices subtils me laissait entendre que je n’étais pas (en) présence de l’un de mes plus grands fans."

 

"Il avait clairement scénarisé plusieurs fois le cheminement de cette conversation, et pour le moment au moins, je ne me sentais pas l’énergie de trop juguler le flux qu’il souhaitait m’imposer- sur l’instant."

 

"- Tu n’as qu’à t’en prendre à toi-même, se gaussa la sphère avec un frémissement de ce son enveloppe qui pouvait correspondre à un haussement d’épaules."

 

"Tu t’incarnes, et je te laisse reproduire un schéma qui t’amènera probablement à une vie pleine d’éclats- et, en dernier lieu, de regrets."

 

"Je me moque d’elle, sans savoir qu’un jour, me délecte de sa souffrance, je subirai un sort identique- ou pire encore."

 

"- Bien sûr que non ! vitupérai-je une fois que j’avais un à peu près correctement rassemblé mes esprits."

 

"Ecoute,

clairement, tu ne mérites pas ton sort."

 

Retour à la ligne accidentel.

 

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